Auteurs :
Nathalie DEBSKI, Université d’Angers, GRANEM EA 7456 – Présidence de l’université, rue de Rennes 49036 Angers
Omar HEBBAR, Directeur Innovations Pédagogiques & Vie étudiante, Directeur Scientifique – ESAIP, rue du 8 mai 1945 – CS 80022 – 49180 St-Barthélemy d’Anjou Cedex
Introduction
D’un simple clic, chacun d’entre nous a désormais accès à un champ large de données, constituant ainsi un capital « infini » d’informations et de connaissances à la disposition de tous. Plus encore, cet espace interactif permet le transfert de connaissances et la mutualisation de bonnes pratiques ! Les idées et les créations se partagent et murissent sans contraintes de temps ou de lieux. Les ressources sont proposées et utilisées à tout moment et dans tous les domaines. Devant ce champ des possibles, les technologies du numérique questionnent cependant les organisations, notamment les entreprises, les communautés scientifiques (Cote, 2012 ;CIGREF, 2014) et éducatives sur la place de l’éthique dans la transformation actuelle. Les questions qui s’étaient posées aux deux premières organisations se posent désormais à la communauté des enseignants et enseignants-chercheurs de la même manière :
En termes de valeurs :
- « En quoi les nouvelles technologies changent les rapports humains ? »
(disponibilité – respect – réactivité – réflexion – différence / individualité … ) - « En quoi l’usage du numérique dans la pédagogie changent les rapports enseignant-Etudiant ? »
(Coopération – interactivité – égalité – proximité – autorité – respect – partage – liberté …) - « Existe-t-il des conflits de valeurs ? »
(Culture pédagogique et numérique…)
En termes d’usage des données :
- « Quels enjeux pour les droits d’auteurs dans la transformation pédagogique à l’ère du numérique ? »
- « Quel encadrement éthique pour l’usage des données numériques dans la transformation pédagogique actuelle ? »
- « Dans l’usage des données, quelles responsabilités éthiques et sociales de nos étudiants futurs professionnels (ingénieur « numérique », managers… ?)
En termes d’enjeux sur la vie privée et la liberté individuelle ?
« Quelles résistances à la pression de la société connectée qui dissout les limites vie privée /vie publique et anéantit les relations d’ordre social et humain » ? (publications sur Moodle, open source…)
- « Quelle limite fixée entre les espaces vie publique-vie privée ? »
- « Quels sont les conséquences et les bienfaits d’une déconnexion assumée ? »
L’atelier que nous avons proposé lors de la journée scientifique de l’AIPU le 28 mars 2018 à Angers, sur le thème « Numérique et éthique : entre association et opposition », qui s’est déroulé sous la forme d’un Worldcafé, a permis à une quarantaine de participants de réfléchir et de produire des idées sur ces trois questions. Le fruit de la réflexion et du travail de chacun est synthétisé dans cet article.
Les valeurs
En réponse aux trois questions pré-citées sur les valeurs, les participants relèvent que les outils numériques représentent énormément d’avantages. Jamais nous n’avons connu de telles possibilités de partage et d’échange ainsi que d’accessibilité à l’information. Ceci facilite la communication et l’organisation au quotidien, aussi bien des étudiants que des enseignants. Cependant, il y a des inconvénients, des paradoxes et certains problèmes à résoudre.
L’utilisation d’outils numériques laisse des traces sur le web, et l’enseignant devient en quelque sorte un personnage public, visible sur différents sites et réseaux sociaux. Ses cours sont accessibles sur différents plateformes, partagés sur les réseaux sociaux à travers Facebook et Youtube. L’auteur doit assumer ce « contrôle », son autorité peut être mise en question. Son cours, étant plus facilement accessible, peut perdre de sa valeur comme il peut gagner en notoriété, et la présence des étudiants en cours de face-à-face pourrait donc évoluer en conséquence (paraitre moins importante).
L’omniprésence des écrans peut influer sur le comportement des étudiants, en salle de classe ou dans la vie privée, et la question de la tolérance des écrans pendant les cours doit être réfléchie. On étudie actuellement l’impact sur les apprentissages (Amadieu et Tricot, 2012). Du côté des enseignants et des salariés en général nous remarquons un effet déstructurant sur le travail : la disponibilité permanente, les attentes des interlocuteurs vis-à-vis d’une réponse rapide aux mails ou sms font partie des éléments qui peuvent devenir oppressants, et perturber la gestion du temps et des priorités au risque de perdre de vue qu’il faut du temps pour digérer l’information et construire sa propre vérité.
Actuellement, la société connectée manque de règles de conduite par utilisation du numérique, notamment en termes de traçabilité des informations, droits d’auteur, plagiat, utilisations des données, rigueur des usages ou encore droit à l’oubli. A moyen terme, une éthique mondiale du Net sera nécessaire, mais elle sera certainement difficile à imposer à tous. Pour l’instant, chacun doit individuellement s’imposer une éthique de travail qui prend en compte les risques et abus potentiels des nouveaux outils.
Usage des données : enjeux éthiques
A l’ère du numérique, les établissements d’enseignement supérieur ont pris conscience de l’intérêt que représente cet espace de données pour leur image. Ils encouragent alors leurs enseignants et leurs étudiants à se positionner activement dans cet espace pour développer leur notoriété et leur attractivité, sans pour autant se questionner sur le cadre imposé par la morale et l’éthique. Les résultats de la réflexion sur le lien entre éthique et numérique ont été obtenus par une animation sous forme de worldcafé et regroupés dans le tableau suivant par mot-clé.
Tableau 1 : Lien entre éthique et numérique
En tant qu’enseignant, on est amené également à publier directement ou indirectement des données personnelles des étudiants eux-mêmes, sous forme d’écrits ou d’images, sans pour autant prendre des précautions d’usage pour garantir le respect strict de l’espace privé de ces étudiants.
Dans ce contexte d’exploitation massive des données, il devient nécessaire de se questionner sur les règles éthiques qui gouvernent ce domaine1.
Respect des règles d’éthique
Les établissements d’enseignement supérieur sont appelés à accompagner les EEC sur le rapports qu’ils entretiennent avec l’éthique et la morale : « L’éthique dans l’utilisation des technologies numériques, … reposent notamment sur la capacité à comprendre et à jeter un regard critique sur les applications et les contenus des médias numériques. Les usagers doivent ainsi mieux comprendre comment ces médias numériques parviennent à influencer et à modifier nos perceptions, nos croyances et nos émotions afin de tirer tous les avantages d’une participation active à une société numérique et se prémunir contre les risques qui y sont associés » (Doueihi, 2014).
Le groupe de travail témoigne alors sur ce thème, le fait qu’«agir avec éthique dans notre métier d’enseignant, c’est notamment assumer notre rôle avec efficacité sans porter atteinte à l’autre. Ce qui impose des règles et des comportements à l’usage des espaces collaboratifs et à la mutualisation des savoirs à travers cet espace ». Certes, l’ère du numérique favorise la création de valeur, mais elle interroge les établissements d’enseignement sur leurs capacités à former et à éveiller les consciences des acteurs pour un usage éthique des données et au-delà, de considérer que ce nouveau contexte « implique une pluralité d’acteurs concernés à divers titres par les transformations des institutions universitaires (enseignants-chercheurs, ingénieurs pédagogiques, responsables de services et membres des équipes de pilotage) » (Lameul, Loisy, 2014, p. 14). Tout utilisateur, qu’il soit étudiant, enseignant, service de scolarité et d’examen, équipe pédagogique, ingénieur pédagogique ou encore équipe de direction, est désormais partie prenante.
L’usage des données devient alors un levier intégré dans les systèmes d’apprentissage actuels.
Respect de la propriété intellectuelle
L’évolution de la technologie du numérique de ces dernières années a eu comme conséquence l’émergence de nouvelles visions à propos du plagiat et du respect de la propriété intellectuelle. Dans un rapport de mission pour le CIGREF2, Flora Fischer écrit à propos du regard sur le droit d’auteur dans le contexte actuel : « Le droit d’auteur, même s’il est fondamental, doit aujourd’hui se confronter à l’évolution des comportements sociaux engendrés par les nouvelles technologies », (Fischer, 2014)
Aussi, l’émergence de pédagogies bâties sur les technologies de la communication, qui fait référence au courant des humanités numériques « Digital Studies » porté par le philosophe Bernard Stiegler (Bougatte, 2017), et qui appelle à former grâce à la technologie du Numérique et à domestiquer cette technologie notamment pour engager des analyses collaboratives des contenus multimédias avec les étudiants, ne fait que légitimer le débat sur les enjeux éthique de l’usage des données. L’objectif est d’aller vers un usage qui porte sur l’élimination du plagiat, le respect des droits d’auteur, la sécurité des données informatiques, les principes de confidentialité et d’exposition publique d’informations privées.
Le regard sur le droit d’auteur peut être fonction de la nature de notre utilisation de l’espace numérique public : mise à disposition des nouvelles ressources ou utilisation des ressources disponibles. « Si j’agis en mettant à disposition du public des ressources personnelles, ceci va me permettre de diffuser des idées et de les valoriser, même s’il faut admettre que mes contributions peuvent faire l’objet de plagiat par d’autres personnes ; voire qu’elles se les approprient, les transforment et les partager avec d’autres (témoignage du groupe de travail). « Les conflits sont loin d’être réglés entre le nécessaire respect de la propriété intellectuelle et la volonté des utilisateurs d’une gratuité généralisée sur tous les contenus. Nous pouvons constater en fait une tension entre une forme de nouvelle exigence morale de certains individus, qu’ils soient utilisateurs ou créateurs, et l’application du droit », (Fischer, 2014)
Nous sommes entrés, enseignants et étudiants, dans une ère de production et de partage massives de ressources. L’absence ou la méconnaissance des règles qui fixent le cadre d’une utilisation éthique de ce champ d’informations et de connaissances conduisent parfois à une exploitation abusive de cet espace qui n’entre que rarement dans les activités d’enseignement ou de sensibilisation. Bien que l’utilisation de l’espace numérique public fasse partie du dispositif d’apprentissage des étudiants et constitue un élément important dans l’organisation des rapports enseignant-élève, elle peut impacter négativement ces rapports ! Agir dans un cadre éthique n’est pas enseigné. Le manque de dissertation sur d’un côté le respect du droit d’auteurs et de l’autre côté, le droit à l’épanouissement grâce à cette transformation technologique majeure participent à l’amplification des risques liés à l’usage actuel du numérique. En marge d’un colloque organisé le 12 février 2018 par la CTI (Commission des Titres d’Ingénieur) sur la formation des ingénieurs de demain à la transformation numérique : « Avec la transformation numérique, la donnée est devenue incontournable. Plusieurs questions se posent autour d’elle : son caractère et son système d’acquisition hétéroclite, sa véracité, sa qualification, sa valeur, l’orientation stratégique à lui donner, sa sécurité, l’éthique et le social », (Kapferer, 2018)
En analysant les écrits de nos étudiants, on mesure bien l’intérêt qu’il y a à promouvoir les débats au niveau de nos établissements pour recentrer l’utilisation de l’espace numérique public sur le respect du droit d’auteurs. Citer les sources utilisées ne doit pas être uniquement inscrit dans les manuels de cadrage de l’utilisation du Net mais doit faire partie des réflexes à avoir dans nos actes de communication. Nous devons aider à l’émergence d’une culture de l’usage des données inspirée, d’une part, du respect de la propriété intellectuelle et d’autre part des biens faits générées par une société connectée et guidée par la valeur du partage.
Certes, le cadre légal qui organise les relations entre individus dans ce domaine existe, mais qui lit la loi et comment cette loi évolue en fonction des changements de comportements induits par l’évolution de la technologie du numérique dans le temps ? (témoignage du groupe de travail)
Sans doute, travailler sur l’élaboration d’une charte qui fixe clairement le cadre d’un usage éthique des données et qui est capable de prendre en compte les évolutions sociétales générées par la révolution du numérique, constitue une priorité !
Quels enjeux sur la vie privée et la liberté individuelle ?
Le respect de la propriété intellectuelle amène par ailleurs à se poser la question du respect de la vie privée et des libertés individuelles.
Tableau 2 : Enjeu de l’usage du numérique sur la vie privée
Il apparaît désormais une forme « d‘Extimité » (Tisseron, 2012), de zone large et poreuse entre notre vie publique et privée. L’espace-temps s’élargit d’une part, car les données perdurent et s’effacent mal, et aussi parce que chacun des acteurs utilisateurs du numérique est sursollicité voire débordé, et d’autre part du fait d’une nouvelle porosité entre vie publique numérique et vie privée.
Cette perméabilité des frontières permet ainsi à tous de produire des données (texte, vidéos, sons, photos, dessins…,) de les utiliser mais en retour, ces données peuvent échapper aux mains du créateur initial et se transformer à bon ou mauvais escient, comme indiqué précédemment. La question de la liberté est alors posée : liberté ou non de produire et/ou d’utiliser, d’être visible ou invisible,
Redessiner la frontière entre les sphères publiques et privées s’impose comme une tache impérieuse (Teyssot, 2010), ou du moins c’est à laisser aux choix des créateurs.
La question de la régulation de ces risques est donc très large et le droit à la déconnexion et à l’oubli se pose désormais comme un garant des libertés individuelles ou des plus sensibles dans un espace aux frontières floues et intangibles.
Bibliographie :
- Amadieu F., Tricot A. (2014), Apprendre avec le numérique – Mythes et réalités, Paris : Retz.
- Bougatte M., Pour un humanisme numérique en éducation, Revue française des sciences de l’information et de la communication, 10/2017
- Cote J. (2012), Les enjeux éthiques de l’utilisation d’internet en recherche : principales questions et pistes de solutions, revue internationale d’éthique sociétale et gouvernementale, vol 14, n° 2.
- Douehi M ., (2014), Ethique et numérique, CIGREF.
- Fisher F., (2014), Éthique et Numérique: une éthique à inventer, Rapport de mission, Juin 2014 : http://images.cigref.fr/Publication/2014-CIGREF-Ethique-et-Numerique-une-ethique-a-reinventer-Rapport-mission-F-FISCHER.pdf
- Kapferrer N. (2018), Transformation numérique : les écoles d’ingénieur s’organisent, Février 2018 : http://www.meilleures-licences.com/actualite-236-transformation-numerique-les-ecoles-d-ingenieur-s-organisent.html
- Lameul, G. & Loisy, C. (dir.) (2014). La pédagogie universitaire à l’heure du numérique – Questionnement et éclairage de la recherche. Bruxelles : de Boeck.
- Teyssot G., (2009), Fenêtres et écrans : entre intimité et extimité, intervention aux journées d’étude des 2, 3, 4 juin 2009, à tonnerre (yonne), arts et techniques, sous la responsabilité de j. l. Deotte avec l’appui de la revue en ligne appareil, msh paris nord, école doctorale « pratiques et théories du sens ».
- Tisseron S., (2011), Intimité et extimité, Culture du numérique, pp. 83-91.
Notes :
1 – Et à l’opposé de cela, l’Open science ou l’Open data encouragent à rendre disponibles les résultats de la science financée par des fonds publiques
2 – CIGREF : Association loi 1901 créée en 1970, constitué d’un réseau de grandes entreprises et administrations publiques françaises qui a pour objet la réussite de la transformation numérique