Auteur :
Pascal LENOIR, MCF Espagnol, Didactique, Laboratoire 3L-AM : EA 4335
1. Les savoirs de l’expérience : une impasse en termes de transmission ?
La question de l’expérience professionnelle a longtemps donné lieu à une sorte de non-dit dans de nombreux métiers : on a longtemps dit qu’un métier, « ça s’apprend sur le tas », en faisant. Il y aurait un moment, où à force de faire, on « saurait faire ». On peut imaginer différentes formes d’interaction sociale pour l’apprentissage : par imitation : « tu mets tes pas dans les miens, et puis à un moment tu verras que tu sais marcher tout seul » ; ou encore par acculturation dans le milieu professionnel, voire dans le milieu familial : « tu regardes les autres, tu essaies, et puis, à un moment, tu sais ce qu’il y a à faire ». Dans ces conditions, il est assez difficile d’identifier les gestes professionnels appropriés, afin de les acquérir. Et on en viendrait presque à considérer que ces savoirs ne consisteraient qu’en quelques routines issues de l’expérience. Dès lors, ces savoirs étant très peu formalisés, leur transmission d’une génération à l’autre serait hautement problématique.
Pourtant, on dit bien de quelqu’un qu’« il a du métier », qu’ « il sait y faire1, il sait s’y prendre » ; et la sagesse populaire nous dit également tout le prix qui est donné au travail, à la qualité du travail réalisé par quelqu’un qui est spécialiste de son domaine ; on parle d’ « amour du travail bien fait », ce travail accompli est générateur de fierté, de reconnaissance de la part des autres. Il y a donc bien, même si on est parfois en difficulté pour les désigner, des éléments de connaissance, une culture professionnelle, une richesse accumulée, construite au fil du temps. Et si une telle richesse existe, se pose donc la question de la transmission intergénérationnelle de cette richesse.
Pour mesurer à quel point cette transmission peut être problématique, faisons un petit détour par les marais salants de Guérande, et consultons une étude à la frontière entre anthropologie et sociologie (DELBOS, 1983). Dans le passage qui suit, quelqu’un évoque les qualités d’un paludier qui sait justement très bien s’y prendre :
« Untel, il a le don,… L’an dernier –année difficile– il a commencé une semaine avant les autres… », ou « celui-là, je sais pas comment il se débrouille, mais il est toujours dans le peloton de tête, pourtant ses marais sont pas bien placés… ». Être prime dans ces conditions relève parfois de la magie et du savoir occulte : « y en a qu’ont des trucs mais ils le disent pas ». Julien dit à sa nièce : « Tu commenceras en même temps que les autres », alors que tout le monde prétendait le contraire, elle reprenait des marais en mauvais état et apprenait le métier. Mais explique sa nièce « lui, il sait… Je ne sais pas comment mais il sait ce qu’il faut faire… Il sait quand le sel arrive, il sait si tes marais tournent bien, il sait voir… Il a plein de repères que je ne comprends pas très bien parce que le vois pas encore… En tous les cas, je sais pas comment il s’est débrouillé mais j’ai déchargé en même temps que les autres… C’est un sorcier!… »
Delbos montre à quel point le langage professionnel fait corps avec les acteurs eux-mêmes :
La science objective postule un monde que l’on peut décrire en éliminant celui qui en parle. Le savoir du paludier postule l’impossibilité de cette élimination car il énonce son interférence irréductible et quelquefois dramatique. Et là, nous sommes bien obligés d’en revenir au langage utilisé par les paludiers lorsqu’ils parlent de leur marais si nous voulons comprendre de quoi ils parlent et ce sur quoi ils se sont efforcés d’acquérir un ensemble de connaissances. En voici quelques exemples : « le marais travaille » ; il « est fatigué » ; « il a soif », « il montre son dos », « il échaude », « il profite » ou ne « profite pas » ; ces marais sont têtus, ceux-ci crachent, ceux-là sont tués ; on chausse son marais, on l’habille, on le prend, on le trousse ou le crolline, on le visite, le soigne, le rafraîchit, lui donne à boire, le calme ; on dit tu à ces marais, s’il vous plaît à ceux-là,… « il faut savoir leur parler » ; si on ne sait pas lui parler on le dégraisse, on l’écœure, on le tue, on « arrache le cœur du marais », on « tue la mère » …
Et elle en tire la conséquence qui suit :
Toutes les observations accumulées pour permettre un dialogue toujours en cours d’élaboration et de rupture se constituent en une mémoire des perceptions immédiates, au sens de phénomènes perçus dans l’instant même où ils se manifestent, et qui ne peuvent avoir de portée générale puisqu’elles ne font sens que rapportées à un moment précis d’une situation particulière d’interaction. Ces connaissances sont inséparables de la description de la constellation précaire formée par les sujets impliqués dans cette relation de dialogue.
Pour l’heure, nous serions dans une sorte d’impasse : nous voyons bien qu’il y a un capital expérientiel qui se constitue au fil du temps, au long de la pratique du métier, mais nous en restons à une approche exclusivement individuelle, et dès lors nous ne voyons pas comment un tel capital peut être transmis.
Continuons d’explorer les données de l’expérience professionnelle. Faisons un autre détour, cette fois par la culture syndicale, et transportons-nous en Italie, dans les années 1960. À l’occasion de luttes pour l’obtention de meilleurs salaires, différents corps de métier ont décidé de revendiquer leur « professionalità » : l’expérience des ouvriers sur les postes de travail avait eu pour conséquence l’amélioration de la productivité ; le travail était donc mieux accompli, mais du côté des employeurs, il n’y avait pas eu de reconnaissance de cette évolution dans les savoir-faire, alors qu’il y avait bel et bien trace de cela dans les résultats des entreprises. L’expérience professionnelle est alors revendiquée : elle est la preuve qu’il existe bel et bien un savoir, et que ce savoir qui apporte de la valeur ajoutée mérite salaire en retour.
Thérèse Perez-Roux (2008), enseignante-chercheuse en Sciences de l’Éducation, évoque ci-après le contexte d’émergence du terme de professionnalité :
Née au milieu des années 60 de la lutte des syndicats italiens pour de nouveaux modes de reconnaissance entre qualification et compétence, reprise dans le monde de l’entreprise pour valoriser savoirs et savoir-faire, la notion de professionnalité désigne dans ce contexte la somme des connaissances, des capacités et des expériences qu’une personne mobilise de façon adaptée dans une activité professionnelle.
[…] la professionnalité demande un apprentissage permanent et collectif de savoirs nouveaux et mouvants, pluriels et composites, incluant […] aussi des savoirs relatifs à la personne elle-même. La professionnalité prend en compte l’histoire du sujet et fait clairement appel à la motivation et au système de valeurs des individus. Instable, toujours en construction, surgissant de l’acte même de travail, elle facilite l’adaptation au contexte et, de fait, s’inscrit dans une dynamique de changement.
Ainsi, la professionnalité […] recouvre les différentes dimensions du métier et ses paradoxes. Elle intègre la complexité des compétences à construire, […] tout en rendant compte d’une approche identitaire plus large. Elle interroge aussi les dispositifs de formation mis en œuvre pour la construire.
Apparaissent dans cet extrait deux autres mots clés : compétence et contexte. Ces termes sont constitutifs des savoirs de l’expérience, avec eux nous commençons à pouvoir formaliser ces savoirs. Et l’on repère également une définition de la compétence, telle qu’elle a été formalisée par de nombreuses recherches, en tant que « somme des connaissances, des capacités et des expériences qu’une personne mobilise de façon adaptée dans une activité professionnelle »2. Et c’est effectivement en contexte que l’on peut constater que cette compétence est bel et bien à l’œuvre. Et en tout cas, on voit bien avec le terme de professionnalità que le professionnel, lui, sait bien qu’il sait des choses, puisqu’il le revendique.
2. Comment les professionnels agissent-ils ? Que peuvent-ils transmettre de cet agir ?
Nous avons eu plus haut un aperçu de la manière parfois très mystérieuse ou très poétique dont certains professionnels parlent de leur expertise professionnelle. Il se dit parfois que métier et mystère auraient une racine commune : certes, ministerium (à l’origine de « métier ») est très proche phoniquement de mysterium, au sens de représentation de la foi, représentation scénique pieuse, ou encore service de ce genre de cérémonie. Il s’agit très probablement d’un malentendu, mais il est intéressant de voir associés ces deux mots, métier et mystère : en définitive, cette association fortuite dit la double difficulté à verbaliser l’expérience professionnelle et à la transmettre.
Nous allons donc maintenant tâcher de formaliser l’expertise pour pouvoir ensuite réfléchir aux stratégies envisageables pour sa communication entre pairs. Je prendrai notamment l’exemple des enseignants.
2.1. Comment pensent et agissent les enseignants experts ?
Plusieurs recherches montrent une grande similitude entre la pensée des enseignants et celles de professionnels du droit ou de la médecine. La littérature consultée souligne que trois axes organisent cette pensée : les connaissances ; la planification ; l’expérience pratique issue des interactions.
L’enseignant détient des connaissances qu’il/elle transpose en les planifiant en vue d’une expérience interactive en classe qui, elle-même, devient la source de nouveaux plans, de nouvelles connaissances pratiques se traduisant ensuite dans les modifications de l’expérience interactive. (Tochon, 1993 : 71)
Ces recherches montrent que la planification de l’action est au cœur de la pensée des professionnels de l’enseignement (ainsi que d’autres professions et métiers, bien sûr) ; elle se déroule spontanément, à tout moment de la journée, mentalement. La planification, chez un enseignant, se trouve à l’intersection du cognitif et du pratique, des connaissances et de leur application en contexte. L’enseignant gère en permanence un double agenda : celui des plans relatifs à la gestion des contenus ; celui des plans relatifs à la gestion de la relation en classe.
La recherche montre par ailleurs que les enseignants chevronnés ou experts sont des gens qui savent improviser. Nous avons l’habitude des deux sens donnés généralement à ce mot : dans un premier sens plutôt péjoratif, lorsque l’on dit de quelqu’un qu’il est « dans l’improvisation », on pense à une personne qui n’a pas préparé son travail, qui n’a pas réfléchi en amont à ce qu’il/elle comptait faire ; dans un autre sens beaucoup plus valorisant, si on se réfère par exemple à la musique ou à certaines formes de théâtre, il s’agit alors d’interactions entre musiciens ou acteurs, mais qui sont rendues possibles par un gros travail en amont.
En sociologie des professions, dans une approche ergonomique, l’improvisation est également évoquée. Tochon, déjà cité, la présente comme suit :
L’improvisation est une action adaptée aux situations qui interdisent l’analyse ; elle est un arrangement à partir de modèles contextualisés antérieurs ; ces modèles sont des sortes de configurations praticiennes, comme des morceaux de pensée incarnée ; l’aptitude improvisationnelle est synthétique et combinatoire, non analytique ; l’improvisation cherche à maintenir la relation entre acteurs et matériel, entre acteurs et instruments, entre acteurs et autres participants. (Tochon, Idem., p. 110)
2.2. L’abduction, un des signes forts de l’expertise
L’abduction3 est typique du mode de « fonctionnement » des professions médicales, notamment lors de la pose d’un diagnostic. Elle correspond à un processus de formation d’hypothèses exploratoires, de prédiction ; elle peut notamment se manifester sous forme d’images mentales. Le raisonnement par abduction consiste, en observant un ou plusieurs faits, dont on connaît la cause possible, à considérer cette cause possible comme hypothèse la plus vraisemblable, ce qui autorise alors l’action.
Pour prendre un exemple, on peut penser au médecin urgentiste qui s’est déplacé sur un théâtre d’opérations. Il constate et reconnaît alors un certain nombre de situations et de symptômes : il agit. Placé dans ce contexte où la prise de décision doit être rapide voire immédiate, il ne prend pas le temps (heureusement pour le patient !) de se remémorer ses connaissances académiques avant de prendre sa décision.
Plus trivialement, toutes nos actions quotidiennes sont régulées par ce principe, à partir de toutes les connaissances non conscientes qui sont gérées par la mémoire de travail. Quiconque se souvient de ses premières leçons de conduite auto se rappelle alors le stress, la surcharge cognitive liée au fait de tâcher de ne rien oublier d’essentiel tout en circulant dans le trafic. Avec l’expérience, nombre de ces sensations ont disparu, car une grande quantité d’opérations sont désormais gérées automatiquement par la mémoire de travail du sujet.
L’expérience d’un domaine développerait [donc] une connaissance directe, perceptuelle, demandant très peu d’inférence. La sensibilité aux structures et aux modèles de l’environnement, dans le domaine d’expertise, permettrait [alors] d’appréhender directement les configurations de problèmes sans médiation cognitive. (Tochon, Idem, p. 150)
Ce mode de fonctionnement est aux antipodes de celui des novices ou débutants, qui ont, eux, très fréquemment besoin de vérifier leur perception des situations avant ou pendant l’action, lors de leurs demandes de conseils, ou de leurs verbalisations entre pairs.
2.3. Habitus et Schèmes d’action
On voit donc que les professionnels chevronnés ou experts ont l’habitude de fonctionner en « circuit court », qu’ils n’ont pas besoin de faire de longues mises au point mentales, qu’ils sont capables d’agir ou de réagir en temps réel et qu’ils le font avec une grande confiance en leurs capacités.
Du côté de la sociologie ou de la psychologie cognitive, on dispose de deux concepts qui formalisent cette pensée experte : le concept d’habitus, et le concept de schème. Pour Philippe Perrenoud (2001), le geste professionnel peut être décomposé en plusieurs éléments qu’il présente comme suit :
- des savoirs procéduraux (techniques, méthodes) ;
- des attitudes et des traits de personnalité ;
- diverses composantes de la condition physique et mentale ;
- des schèmes d’action incorporés, qui sous-tendent les dimensions structurales de l’action, qu’elle soit ” concrète ” (perceptive, motrice), symbolique (actes de parole) ou purement cognitive (opérations mentales). Pour la dernière catégorie, on pourra utiliser la notion d’habitus pour désigner l’ensemble des schèmes dont dispose un individu à un moment déterminé de sa vie.
Il ajoute, citant à cette occasion Pierre Bourdieu et Gérard Vergnaud :
Bourdieu (1972, 1980), […] définit l’habitus comme la ” grammaire génératrice ” des pratiques d’un acteur, autrement dit comme un « système de dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions, et rend possible l’accomplissement de tâches infiniment différenciées, grâce aux transferts analogiques de schèmes permettant de résoudre les problèmes de même forme » (Bourdieu, 1972 pp. 178-179). Vergnaud (1990, p. 136) appelle schème « l’organisation invariante de la conduite pour une classe de situations donnée ». Ce qui est très proche de la classique définition piagétienne : « Nous appellerons schèmes d’action ce qui, dans une action, est ainsi transposable, généralisable ou différenciable d’une situation à la suivante, autrement dit ce qu’il y a de commun aux diverses répétitions ou applications de la même action » (Piaget, 1973, pp. 23-24).
Vergnaud propose une définition très complète du schème, et souligne à quel point il est installé dans la mémoire non consciente :
Le schème [est] la structure cachée de l’action, son invariant, dont le mode de conservation est assez mystérieux, une forme de mémoire différente de la mémoire d’évocation, une ” mémoire du corps “, en fait un ensemble de traces dans le système nerveux central et le cerveau, qui fonctionne sans que le sujet ait à ” s’en souvenir “. Ce qui explique que nombre de nos schèmes de pensée et d’action échappent à notre conscience. (In PERRENOUD 2001, Op. cit.)
Ajoutons que pour Perrenoud, « La notion d’habitus souligne l’intégration des schèmes en un système, en une ” grammaire génératrice ” de nos pensées et de nos actes. L’habitus étant un ensemble de dispositions intériorisées, on ne saisit que ses manifestations, à travers des actes et des façons d’être au monde » (Ibid.).
On pourra trouver cette présentation un peu conceptuelle ; quoi qu’il en soit, ces recherches montrent que depuis plusieurs décennies il y a eu un réel intérêt pour formaliser les savoirs de l’expérience, afin de favoriser leur reconnaissance ainsi que leur valorisation à toutes fins utiles (on a vu plus haut que des organisations professionnelles italiennes s’en sont emparées en leur temps pour négocier avec les employeurs).
Nous avons maintenant l’assurance de la validité et de la grande richesse des savoirs de l’expérience professionnelle, mais nous avons également conscience de leur caractère très composite et très peu conscient ; il convient maintenant de nous demander comment cette richesse peut tout de même circuler. Évoquons quelques modalités pour cette transmission.
3. Quelques méthodes et modalités de transmission de l’expérience
On l’a compris, le geste professionnel de l’expert ne peut être perçu par le novice, car la part d’intuition, la gestion du temps, le mode de fonctionnement hautement personnel échappent à qui n’est pas du métier. Ne parle-t-on pas de « tour de main » pour désigner ces techniques éminemment personnelles, tellement intégrées chez l’acteur qu’elles en deviennent invisibles ?
Dans ce cas, une première technique consiste tout simplement à « ralentir le geste », tout à fait consciemment et volontairement, de la part de l’expert, de façon à donner à voir les principes qui régissent son action. C’est une technique très courante dans les séances d’observation contractualisée : le novice vient observer l’expert, et s’est mis d’accord avec lui au préalable sur les éléments qui seront mis en évidence au cours de la séance de travail. En général, ces séances sont précédées d’un entretien pré-observation, et d’un autre entretien post-observation. L’intérêt de l’entretien « post » sera notamment de relever ou de faire relever par le novice les écarts entre ce qui avait été annoncé en termes de planification de l’action, et ce qui finalement a été réalisé, l’expert ayant alors à expliquer ce qu’il a dû « improviser » car les conditions imaginées n’étaient pas totalement remplies (on imagine au passage la haute valeur formatrice de ces écarts entre l’attendu et le constaté).
Une autre technique assez couramment pratiquée est la verbalisation entre pairs, à l’occasion d’une étude de cas. Comme pour la technique précédente, la mise en mots de l’expérience vécue, ici partagée entre pairs, est un élément essentiel. Dans ce type d’événement, il s’agit pour l’animateur de bien réguler la circulation de la parole et de faire en sorte que l’objet d’analyse de pratique ne soit jamais perdu de vue. On voit alors émerger un langage commun, qui fait sens entre tous les participants ; il devient alors possible d’évaluer les situations professionnelles présentées, dans un cadre qui garantisse l’absence de jugement.
Une technique assez proche, formalisée par Pierre Vermersch (1994), est l’entretien d’explicitation. Il s’agit d’un entretien face à face, à deux, dans lequel l’animateur a un rôle déterminant, puisqu’il s’agit pour lui d’obtenir de la personne interviewée qu’elle livre le déroulé de son action, en mettant notamment en évidence le plus grand nombre possible d’étapes. L’animateur doit faire tout son possible pour que l’entretien ne porte que sur des faits et non sur la justification de ces faits. Cela permet en particulier d’éloigner la part que pourraient prendre les émotions chez la personne interviewée au cours de son récit.
Enfin, last but not least bien sûr, une dernière technique, assez ludique4 : les instructions au sosie. Voici la simulation : vous ne pourrez pas être à votre travail demain. Vous demandez à quelqu’un de vous remplacer, et vous souhaitez que ce remplacement soit si bien exécuté qu’on ne verra pas que vous n’êtes pas là. Pour cela vous allez donner vos instructions, et vous ferez en sorte qu’elles soient les plus précises possibles. Il s’agit ici de faire expliciter à quelqu’un quelques aspects de son action auprès de personnes qui n’ont pas sa compétence, voire qui en sont très éloignées.
4. Perspectives en recherche et formation
Pour mettre en œuvre toutes ces techniques, deux conditions au moins sont indispensables : une relation de confiance entre tous les acteurs ; et pour cela, des valeurs communes très explicitement partagées. C’est en relation à ces conditions qu’a été retenu à l’Université d’Angers le modèle du compagnonnage pour organiser la formation initiale des enseignants et enseignants chercheurs nouvellement nommés5. L’équipe des formateurs avait conscience de cette dimension de respect mutuel, de relation excluant le jugement, et d’adhésion à des valeurs, notamment celle du travail bien fait, qui sont au cœur du système compagnonnique.
Ces techniques peuvent prendre place dans différents modèles de ce qu’il est convenu d’appeler désormais la didactique professionnelle. On peut remarquer, à la lecture de la littérature disponible sur ces questions, que plusieurs modèles de didactique professionnelle sont organisés en trois perspectives, imbriquées, et qui s’alimentent les unes les autres. Dans chacun de ces modèles, il s’agit de trois niveaux progressifs de verbalisation des savoirs expérientiels.
Citons par exemple un premier modèle, qui se réfère à l’ergonomie cognitive, le modèle de HOC (1996). Il propose trois niveaux de régulation de l’activité, selon trois temporalités distinctes, de court, de moyen et de long terme :
1ER NIVEAU : actions effectuées en situation de manière quasi automatique ; signaux directement liés à l’action, contrôle attentionnel.
2ÈME NIVEAU : règles ou procédures disponibles. Dans des situations d’anticipation ou de débriefing.
3ÈME NIVEAU : régulation par les connaissances ; mise en œuvre de procédures interprétatives générales pour comprendre les informations reçues. Informations traitées au niveau des symboles, des concepts et de leur mise en réseau dans des savoirs formalisés. (in LEBAS, LEBOUVIER, OUITRE, 2013)
LEBAS, LEBOUVIER, OUITRE (2013) proposent de leur côté un modèle également articulé en trois perspectives, cherchant à comprendre, évaluer, développer les compétences professionnelles et didactiques, en se plaçant dans les champs de l’ergonomie, de la théorie de la problématisation et de la didactique professionnelle. La finalité de l’ensemble de ce modèle est le développement des apprentissages en contexte scolaire. Les auteurs modélisent une macro compétence qui se décompose en trois nécessités :
- du côté des savoirs : le savoir enseigner, en relation avec les problèmes professionnels dont il est porteur, dans une dimension épistémique ;
- du côté de l’action : le faire apprendre ; la nécessité pragmatique liée à l’action et l’exigence d’ajustement au contexte, dans une dimension pragmatique ;
- du côté de la réflexion sur l’action : la démarche d’analyse à visée compréhensive, dans une dimension réflexive et méthodologique.
Le modèle de didactique des langues de PUREN (1999) est lui-même structuré en trois perspectives :
- la perspective méthodologique : les stratégies d’enseignement et d’apprentissage en contexte (comment enseigner / faire apprendre) ;
- la perspective didactique : la réflexion entre pairs sur les problèmes posés, les différentes options disponibles (quoi enseigner / faire apprendre) ;
- la perspective didactologique : les valeurs et les finalités, l’épistémologie, l’adossement à la recherche, la participation à la recherche (pourquoi enseigner / faire apprendre).
Citons un dernier modèle, concernant la pratique enseignante dans le supérieur : le SoTL (Scholarship of Teaching and Learning6, A. Daele et al., RIPES 2015), auquel nous nous sommes référés, Nathalie Debski et moi-même, lors des journées QPES de Grenoble7. DAELE et al. citent BÉLANGER (2010), qui présente plusieurs caractéristiques du SoTL en relation avec le développement professionnel des enseignants de l’enseignement supérieur :
1. Il encourage chez les enseignants l’analyse réflexive de leur pratique pour le développement de leur action auprès des étudiants ;
2. Il favorise l’esprit d’investigation à propos de sa pratique d’enseignement ;
3. Il encourage l’utilisation de la recherche en pédagogie ;
4. Il promeut le partage de pratiques d’enseignement entre collègues et donc, leur formalisation.
On peut le présenter selon la figure suivante :
Figure des phases et processus du SoTL d’après Bélanger 2010
Conclusion
Au terme de notre réflexion, nous pouvons donc trouver dans la littérature disponible différentes manières de formaliser et de valoriser l’expérience professionnelle. Nous avons par ailleurs présenté un cadre pour la circulation de cette expérience, notamment dans la relation compagnonnique. Au sein du service de formation de l’Université d’Angers, l’orientation a été prise pour que la littérature de recherche puisse alimenter la réflexion sur ces questions, mais aussi pour qu’il puisse y avoir production de littérature scientifique de la part de tous les acteurs du dispositif de formation. Le service du Lab’UA se présente dans ce contexte comme un espace en mesure d’articuler les différentes perspectives, en termes d’assistance technique pédagogique et didactique, en termes d’échanges entre pairs (avec notamment le dispositif Fenêtre sur cours), et aussi d’adossement à la recherche. Fort des valeurs du compagnonnage et du tutorat entre pairs, le service de formation initiale et continuée des personnels de l’UA peut être confiant quant à son avenir.
Bibliographie
- BIÉMARD, Sandrine, DAELE, Amaury, MALENGREZ, Déborah, OGER Laurence, « Le « Scholarship of Teaching and Learning » (SoTL). Proposition d’un cadre pour l’accompagnement des enseignants par les conseillers pédagogiques », Revue internationale de pédagogie de l’enseignement supérieur, 2015. URL : http://ripes.revues.org/966
- BOURDIEU, Pierre, Esquisse d’une théorie de la pratique, Droz, 1972.
- DEBSKI, Nathalie, LENOIR, Pascal, « Le compagnonnage dans l’enseignement supérieur : accompagner et apprendre par les pairs pour transformer sa pratique professionnelle », IXe colloque QPES, Grenoble, 2017.
- DELBOS, Geneviève, « Savoirs du sel, sel du savoir », TERRAIN n°1, octobre 1983, Les savoirs naturalistes populaires.
En ligne : https://journals.openedition.org/terrain/2781 - LE BAS, Alain, LEBOUVIER, Bruno, OUITRE, Florian, « L’évaluation et le développement de compétences didactiques dans la formation des enseignants », Travail et Apprentissages, n° 11, décembre 2013, pp. 65-86.
- PEREZ-ROUX, Thérèse, « Construction de la professionnalité dans la formation des enseignants », LE JOURNAL, magazine d’information de l’IUFM des Pays de la Loire, n° 38, octobre 2008, pp. 10-11.
- PERRENOUD, Philippe, « De la pratique réflexive à la recherche sur l’habitus », Recherche & Formation, Le praticien réflexif. La diffusion d’un modèle de formation, 2001, n° 36, pp. 131-162.
- PUREN, Christian, « La didactique des langues-cultures étrangères entre didactologie et méthodologie », Les Langues Modernes n° 3, 1999, pp. 26-41.
- PUREN, Christian, « Le travail d’élaboration conceptuelle dans la recherche en DLC. L’exemple de l’approche par compétence et de la perspective actionnelle », 2016, publication sur le site personnel de l’auteur.
En ligne : https://www.christianpuren.com/mes-travaux/2016g/ - TOCHON, François-Victor, L’enseignant expert, Nathan pédagogie, 1993.
- VERGNAUD, Gérard, « La théorie des champs conceptuels », Recherches en Didactique des Mathématiques, vol. 10, n° 23, pp. 133-170.
- VERGNAUD, Gérard, « Définitions du concept de schème », Recherches en Education, n°4 – Octobre 2007, pp 17-22.
- VERMERSH, Pierre, L’entretien d’explicitation, ESF, (1ère éd.) 1994.
Notes :
1 – Pour Christian Puren (2016g, p. 53), le savoir-y-faire renvoie à l’environnement de la situation d’action. Il est clair que les routines d’expériences sont hautement dépendantes de leur contexte d’accomplissement.
2 – Ibid
3 – L’abduction diffère de l’induction et de la déduction.
4 – J’ai expérimenté cette technique lors d’une de mes interventions conjointes avec Nathalie Debski auprès d’enseignants et enseignants chercheurs nouvellement nommés à l’Université d’Angers.
5 – Cf. Debski & Lenoir, 2017, QPES, Op. cit.
6 – « Scholarship » peut être traduit par « expertise ».
7 – Debski & Lenoir, QPES, 2017. Cf. bibliographie.