Auteure : Anne-Laurence PENCHAUD, Enseignante-Chercheure MCU en Sociologie – Département de Sciences Humaines.
Nous remercions affectueusement François GARNIER (Médecin généraliste) pour la relecture de ce texte et de partager cette expérience.
Introduction
Initiant une étude sur l’enseignement en binôme*, ce texte relate l’élaboration et notre expérience (à travers le prisme de réflexions personnelles et d’échanges a posteriori avec des étudiants et des collègues) de cours magistraux de sciences humaines et sociales dispensés avec un clinicien-enseignant de médecine générale, à l’attention des étudiants en première année Pluripass.
Nous avons saisi l’occasion de la période de travail préparatoire à la mise en place de Pluripass (à la rentrée universitaire 2015-2016), tout autant propice aux réflexions et propositions pédagogiques que nécessitant une explicitation de la part des enseignants impliqués sur l’apport de leurs enseignements, pour proposer un cours magistral à deux voix. Ce cours en binôme est intégré dans une UE du tronc commun, l’UE Sociétés et cultures, dans deux de ses chapitres : « Introduction aux concepts sociologiques et anthropologiques » et « Savoirs, connaissances et pratiques ». Les intitulés des chapitres sont précisés à escient, pouvant interpeller le lecteur de la maquette des enseignements proposés en Pluripass qu’est cet étudiant qui désire intégrer une formation professionnalisante à certains métiers de santé. Ces chapitres « cohabitent » avec des enseignements sur l’« histoire des diagnostics » et l’« histoire des traitements » au sein de l’UE Sociétés et cultures qui, elle-même, cohabite avec des UE de physio-anatomie, de biologie, de chimie, de biochimie et de biophysique.
Par notre expérience d’enseignement en sciences sociales, depuis déjà quelques années, en première année d’études communes de santé et auprès des étudiants en deuxième et troisième années de médecine, nous avons constaté (peut-être faussement) qu’un certain nombre d’étudiants jugent positivement la connaissance de concepts sociologiques et une familiarisation au raisonnement en SHS dans leur formation, en tant qu’elles peuvent être utiles en situation professionnelle.
D’un certain point de vue, nous pourrions répondre à la demande de ces étudiants que les SHS, comme toutes les autres sciences, ont pour vocation de produire des savoirs non réductibles à des savoir-faire ou à des connaissances facilement transposables en techniques de résolution de problèmes pratiques. D’un autre point de vue, qui comprend le terme d’utilité dans son acception la plus large, nous pouvons considérer que les SHS sont, de fait, utiles pour les professionnels en mettant l’accent sur plusieurs des dimensions inhérentes à leurs pratiques, aux contextes dans lesquels ils exercent, aux acteurs sociaux dont ils s’occupent et aux acteurs sociaux qu’ils sont eux-mêmes …
Ces mêmes dimensions qui, finalement, participent à créer des phénomènes qui « posent problème » aux médecins. Les exemples sont multiples de ce rapport ténu entre ce qui apparait comme de la « connaissance pure » et « les difficultés pratiques des médecins : pensons à la littérature scientifique sur les représentations sociales (de la santé, de la maladie, des thérapeutiques, du corps), sur les évolutions sociétales en matière d’autonomie, etc. et à un médecin, pourtant à l’écoute et soucieux d’expliciter ses choix, face à un patient qui reste inobservant.
En fait, il semble que les étudiants, par l’emploi de ce mot utilité, attendent du contenu en SHS qui leur « parle » : nous empruntons cette formule à notre partenaire de cette expérience de co-enseignement convaincu de la disposition des étudiants à s’approprier et à envisager de mobiliser des savoirs SHS dans leur futur métier, à condition de « faire parler ce savoir », de le rendre visible dans les actions quotidiennes : le projeter sur le terrain de l’exercice de la médecine dans laquelle les étudiants de première année se projettent aisément.
Comment nous nous y sommes pris
C’est dans un même temps, et très facilement, que nous avons élaboré le contenu thématique et conceptuel des enseignements et le rôle de chacun par nos interventions. Les deux chapitres de sociologie ont été organisés autour de quatre grands thèmes, développés selon la chronologie suivante : culture et socialisation (de la diversité culturelle aux invariants culturels, des valeurs, normes et autres éléments constitutifs d’une culture et de leur acquisition, à la déviance) ; lien et échanges sociaux (appréhendé autour d’une histoire sociale des solidarités et des concepts d’individualisme et d’autonomie) ; savoirs et professions (en reliant plus particulièrement ces notions à celles de pouvoir, d’autonomie et d’intérêt professionnels, de confiance) ; représentations et pratiques sociales (spécifiquement les représentations dites profanes des maladies et des thérapeutiques). Nous nous sommes rapidement mis d’accord sur ces thèmes que nous considérons comme fondamentaux (non exclusifs, bien évidemment), pour comprendre ce qui se joue de social et de culturel dans la manière de penser et d’exercer son métier (et d’être formé à ce métier), et dans la relation aux malades.
Chaque thème fait l’objet de deux à quatre séances de cours, dont une au moins avec la participation de mon collègue qui peut intervenir au début ou en milieu de thématique, par exemple, selon l’année. Entre la première et la deuxième année de cette expérience, nous n’avons pas toujours traité à deux voix des mêmes parties de cours et sous-thématiques, en raison de diverses obligations organisationnelles (du planning global et de nos disponibilités respectives) que nous n’avons pas pour autant ressenties comme des difficultés. Au fil de l’exposé du cours, que nous préparons et énonçons comme un cours « classique », qui n’est pas a priori dispensé en binôme, mon collègue a la liberté d’intervenir chaque fois que mes propos font écho à une situation qu’il a rencontrée dans sa pratique, que les notions que nous développons peuvent être mobiliser pour comprendre et donner du sens à ce que dont il fait l’expérience dans son activité de clinicien. Nous essayons de traiter ces expériences relatées par mon collègue comme du matériau qualitatif que nous analysons.
Pourquoi nous en sommes satisfaits
Proposée à la première promotion de Pluripass, nous avons renouvelé cette expérience cette année universitaire, que nous comptons bien poursuivre et espérons satisfaisante pour les étudiants, au regard des objectifs que nous voulons atteindre par ces cours et que nous exposons en introduction de la première séance de cours en commun. Enseignants, et étudiants, expérimentent quelques situations peu conventionnelles en cours magistral, lorsque nous nous coupons la parole, nous nuançons l’interprétation de l’autre, nous ne partageons pas les mêmes points de vue, nous réfléchissons – en silence : il nous semble même qu’il s’agit de la situation qui perturbe le plus les étudiants ! – pour relier de manière pertinente nos propos ou ne serait-ce que pour comprendre l’idée que l’autre souhaite faire passer … Puisque nous limitons la préparation du cours aux thèmes à aborder, à un certain plan à respecter pour rendre le raisonnement cohérent et lisible, aux idées-forces que nous voulons faire passer aux étudiants. Pour autant, ce co-enseignement n’est pas une discussion libre, au risque de s’avérer scientifiquement approximatif. Même si nous nous autorisons à laisser surgir une certaine spontanéité que nous saisissons et réintégrons assez facilement au cadre prédéfini du cours.
Il me faut préciser que nous connaissons assez bien l’autre, dans son mode de pensée, ses sujets de prédilection, ses affinités intellectuelles, son style pédagogique … Et nous pensons que c’est en raison de cette connaissance mutuelle que nous pouvons enseigner sur le mode du partage et de l’échange de parole tout en conservant une cohérence pédagogique et de raisonnement. Enfin, et surtout, nous avons une motivation à travailler ensemble (qui se matérialise par d’autres enseignements en binôme et des investissements commun, notamment dans le suivi de recherches et projets d’étudiants en médecine faisant appel aux savoirs et méthodologies des sciences sociales) partageant un niveau certain de savoir disciplinaire en sciences sociales, une curiosité intellectuelle et analytique de la pratique professionnelle de l’autre et un même intérêt pour le développement de la formation à la compréhension qualitative des phénomènes dans le cursus médical.
Note de bas de page
*Aujourd’hui, ne serait-ce qu’en Pluripass, plusieurs autres expériences d’enseignement en binôme, que celle détaillée dans cet écrit, prennent forme, sous des modalités et des collaborations disciplinaires différentes.
Références
J. Hamel, « L’interdisciplinarité. Fiction de la recherche scientifique et réalité de sa gestion contemporaine », L’Homme et la Société, n° 116, 1995, pp. 59-71.
Y. Lenoir (dir.), Sur l’interdisciplinarité et ses enjeux, Sherbrooke, Éditions du CRP, 2001, pp. 37-47.
I. Richard, J.-P. Saint-André, Commet nos médecins sont-ils formés ?, Paris, Les Belles Lettres, 2012.